Je suis l’inconnu le plus célèbre de France : le Soldat inconnu. J’ai un pied-à-terre, ou plutôt un six-pieds-sous-terre, dans un quartier où le mètre carré est le plus cher de Paris, sur les Champs-Élysées, sous l’Arc de Triomphe. Depuis cent deux ans que l'on m'y cantonne, tous frais payés, tout le monde est aux petits soins pour moi. Ma flamme, ravivée tous les soirs, réchauffe mes vieux os. Chaque 11 novembre, le président de la République me rend visite, une gerbe de fleurs à la main, un bleuet à la boutonnière et récite un petit compliment. J'étais, cette année, de « tous les horizons », de « tous les métiers », de « toutes les convictions ».
J’aurais mieux aimé que l’on me prête autant d’attention de mon vivant, pendant les interminables attentes, l'âme transie et les tripes nouées dans la boue collante des tranchées, les assauts suicides sous la mitraille et les obus, la mort diaphane du gaz. « Ah Dieu ! que la guerre est jolie. Avec ses chants, ses longs loisirs » : Guillaume Apollinaire maniait l’ironie en même temps que le Lebel dans les Ardennes. Lui, le « Polak », engagé volontaire avant même d’être naturalisé. Les slogans pacifistes ont fleuri après 1918. Fanés à peine éclos. « La Der des Ders ». Il n’a fallu qu’une vingtaine d’années pour qu’une nouvelle tempête de feu balaie les bonnes intentions. Aucune conflagration mondiale n’a éclaté depuis près de 80 ans. Pourtant, la folie des hommes n’a pas cessé. Même chez nous en Europe. Le conflit en ex-Yougoslavie avec son lot d’exactions horribles, et depuis plus d’un an et demi, la guerre en Ukraine. Ailleurs aussi, guerre, guerre, guerre.
« Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine. Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit ». Je pense à tous les "Dormeurs du Val" * sur les champs de bataille d’aujourd’hui, aux civils et aux enfants écrabouillés. Merci pour les fleurs. Fallait pas vous donner la peine.
* Poème d'Arthur Rimbaud (octobre 1870)
© 2024 - La Dépêche de l’Aube
Création : Agence MNKY