Agriculture
Comme une trainée de poudre, le mouvement des agriculteurs essaime sur le Vieux Continent. Partout, les cortèges de tracteurs font route vers les grandes villes.
Ancrés dans le Sud-Ouest où, depuis jeudi de la semaine dernière, plusieurs dizaines d’exploitants ont élu domicile sur l’autoroute A64 à hauteur de Carbonne (Haute-Garonne), les paysans français promettent une lutte longue. Pris de court, l’exécutif bafouille. Entre phrases creuses et convocation en urgence d’une réunion au sommet avec les représentants des puissants syndicats agricoles – et seulement eux –, Gabriel Attal tente d’éteindre l’incendie qui embrase les campagnes. Qui embrase la campagne aussi, celle des élections européennes de juin. Toute prête à récupérer une colère nourrie d’un sentiment de déclassement et mâtinée d’anti- européanisme dont elle fait ses choux gras, l’extrême droite se frotte les mains.
Dans le viseur des agriculteurs, le pacte vert européen qui acte la réduction des pesticides et promet le développement du bio. Mais résumer le malaise paysan par une opposition manichéenne est une erreur majeure. À l’heure où, en France, un agriculteur sur deux jette l’éponge avant d’atteindre la retraite, où le taux de suicide est plus élevé que dans nulle autre profession, où la pression de la grande distribution et la mainmise de l’agrobusiness maintiennent les exploitants à des niveaux de revenus indignes, leur salut ne passera pas par « une pause dans les normes environnementales », n’en déplaise à Emmanuel Macron.
Le mal est profond. Les travailleurs de la terre tutoient la misère, et la FNSEA leur met la tête sous l’eau. Depuis des décennies, sa direction – qui a son strapontin dans les antichambres ministérielles – ressort à chaque occasion sa vieille rengaine du « moins de normes », espérant capter toujours plus de parts de marché. Un double piège qui mène le monde paysan à la ruine et détruit la planète. La FNSEA souffle sur les braises pour obtenir gain de cause et les producteurs laissent éclater leur colère. Aux blocages, aux dégradations, aux destructions mêmes de bâtiments publics, l’État oppose une bien étrange complaisance. Insupportable deux poids, deux mesures, à quelques jours seulement de la condamnation en justice des opposants de Sainte-Soline. « L’écoterrorisme » à géométrie variable.
En 2020, l’Aube comptait 372 500 hectares de surface agricole utilisée (SAU) pour 4 900 exploitations, La baisse de -7% entre 2010 et 2020 contre -10% entre 2000 et 2010 est moins importante que celle régionale (-17% entre 2010 et 2020) et nationale (-21% en France métropolitaine). Les grandes cultures, céréales (200 000 ha) et oléo-protéagineux (64000 ha), représentent 85% de la SAU. L’activité viticole représente 7000 ha de vigne, 2% de la surface agricole mais génère près de 5o % de la production brute agricole de l’Aube.
Dans le département les exploitations en bio représentaient en 2022 environ 5.5% de la production contre 14.2% en France. Le nombre d’exploitations spécialisées dans l’élevage a diminué de 21 % entre 2010 et 2020.
Arnaud Rousseau, le Président de la FNSEA, a un grand nombre de casquettes, ou plutôt de chemises. Il incarne l’agriculteur et le dirigeant du principal syndicat du secteur. Lorsqu’elle est bleu pâle avec cravate en soie, on est face au grand patron, habitué des assemblées générales d’actionnaires et qui parle en millions d’euros.
Arnaud Rousseau est un homme très occupé. On le retrouve administrateur ou dirigeant d’une grosse quinzaine d’entreprises, de holdings et de fermes : directeur de la multinationale Avril (Isio4, Lesieur...), administrateur de la holding du même nom, directeur général de Biogaz du Multien, leader français de la transformation de graines en l’huile, président du conseil d’administration de Sofiprotéol, qui finance des crédits aux agriculteurs. La liste est longue.
Comme patron d’exploitations agricoles, il ne possède pas moins de 700 hectares, principalement des céréales oléagineuses, mais aussi du blé, de la betterave, du maïs, et de l’orge. Il est aussi maire de sa commune Trocy-en-Multien (Seine-et-Marne) et vice-président de la communauté de communes du pays de l’Ourcq.
Sur sa biographie officielle du groupe Avril, il est dit qu’Arnaud Rousseau a « un parcours atypique ». Pour un agriculteur, certes, beaucoup moins pour un dirigeant, puisqu’il est diplômé de l’European Business School de Paris et qu’il est passé un temps par le courtage de matières premières agricoles, c’est-à-dire leur mise en vente sur les marchés financiers.
Ces contradictions se retrouvent dans ses prises de position. Il défend une agriculture productiviste française pour nourrir les Français, mais consacre ses champs à une production majoritairement destinée à l’export. Il soutient les agriculteurs qui se plaignent de l’augmentation des taxes sur le gazole non routier (GNR), mais il a entériné cette hausse cet été, lors des négociations avec le gouvernement sur le projet de loi de finances.
Avec ses homologues grands céréaliers, il est l’un des principaux bénéficiaires de la PAC, quand les petits éleveurs, ceux-là mêmes dont la colère déborde dans le Sud-Ouest, sont les plus lésés. Ce sont deux classes d’agriculteurs bien distinctes, aux intérêts antagonistes. C’est pourquoi il ne peut répondre aux demandes des manifestants sur la hausse du GNR, qu’il a validée, ni sur les marges des groupes agroalimentaires, lui qui en dirige un. Alors, Arnaud Rousseau a un bouc émissaire tout trouvé : l’Europe et ses normes écologiques.
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