Travail - Ordre - Famille
51,68% des électeurs aubois du 2ème tour de l’élection présidentielle de 2022 ont voté pour Marine Le Pen. Ils ont élu deux député.e.s du RN aux élections législatives qui ont suivi. Que veulent réellement les électeurs de Marine Le Pen ?
La Dépêche de l’Aube publie un entretien avec le chercheur Antoine Bristielle qui a décortiqué l’enquête sur « La société rêvée des Français », réalisée en mars 2023, par la Fondation Jean-Jaurès, Ipsos et la CFDT.
Parmi les 9 000 sondés, le chercheur en sciences politiques a isolé les réponses des quelque 1 500 électeurs de Marine Le Pen au premier tour de 2022, pour comparer leurs aspirations : mode de vie souhaité, rapport au travail, à l’école, à l’argent. Un moyen, selon lui, de « sortir de cette petite musique selon laquelle les Français votent pour Le Pen parce qu’elle est dédiabolisée » en « observant en profondeur leur vision du monde ».
LDA : Dans la synthèse de votre étude, vous soulevez un paradoxe dans les réponses des électeurs de Marine Le Pen quant à leur « société rêvée ». Quel est-il ?
C’est le décalage entre l’idée que, d’une part, l’électorat RN veut transformer radicalement la société française (31% contre 16% de l’ensemble des Français), ou la réformer en profondeur (40%). Et que, d’autre part, il revendique une forme de retour en arrière. Avec le fantasme de la France des Trente Glorieuses. L’importance de la sphère familiale dans la vie, le sentiment d’appartenance en premier lieu à sa famille, le fait de vouloir plutôt habiter dans une maison, dans un petit village, sont plus importants chez les électeurs de Marine Le Pen que dans l’ensemble de la population.
Idem sur le travail : l’envie première est d’être bien payé, mais pas forcément de « donner du sens » à son emploi. Ou encore de vouloir garder le même travail tout au long de sa carrière. Alors que le débat public est plutôt centré sur les mutations de la société, le monde de demain, les électeurs du RN montrent qu’ils n’en veulent pas. Ils souhaitent donc changer drastiquement la dynamique en cours mais pour retourner à la société d’il y a quelques décennies, qui, selon eux, fonctionnait mieux.
LDA : Parmi les réponses qui diffèrent grandement de celles de l’ensemble de la population, il y a la vision de l’école. Quelle est-elle pour l’électorat d’extrême droite ?
C’est une vision d’abord fonctionnaliste, utilitariste : le but est d’assigner l’enfant à une place. La réponse « Préparer à la vie active et former à des métiers » comme rôle premier de l’école est partagée par 45% d’entre eux contre 26 pour l’ensemble des Français. Nous ne sommes pas du tout ici dans l’idée que l’école doit servir à émanciper les esprits.
Alors que, pour 47% des 9 000 sondés, le rôle premier de l’école doit être de « former les enfants et les jeunes à être curieux, éveillés et à avoir un esprit critique », ce chiffre tombe à 27% chez les électeurs de Marine Le Pen. L’autre aspect, c’est un désir d’ordre plus fort que le reste de la population, qui se matérialise dans des domaines très concrets. Y compris l’école qui doit, selon une grande partie de ces électeurs, former à l’ordre, à la discipline, à l’obéissance. Cela devrait même être le rôle premier de l’école pour 39% d’entre eux [27% pour l’ensemble des Français - ndlr]. Le moteur de ces différences d’opinions est réellement politique, lié à l’appartenance à un courant de pensée beaucoup plus qu’à une catégorie sociale en particulier.
LDA : Peut-on dire, en particulier sur le rapport qu’ils entretiennent à l’argent et au travail, que les électeurs du RN ont, avant tout, des valeurs de droite ?
Ce qui est particulier, c’est qu’il y a chez eux une défense du peuple travailleur, face aux « élites du haut » et aux « parasites du bas », entendus comme les bénéficiaires des minima sociaux ou comme les immigrés. Cela rejoint en quelque sorte la « France qui se lève tôt » de Nicolas Sarkozy. C’est le sentiment d’une position d’entre deux sur l’échelle sociale qui crée une frustration et une inquiétude. Les réponses sur le rapport à l’argent montrent que ces positionnements sont très matérialistes. L’idée que gagner de l’argent devrait être mieux valorisé domine. C’est symptomatique d’une certaine vision selon laquelle l’argent contribue fortement au bonheur.
LDA : Avez-vous eu des surprises à la lecture de ces résultats ?
À la question « Vous vous sentez avant tout appartenir à… ? », le « pays » n’est pas particulièrement mentionné et même assez proche de l’échantillon global (12% contre 10%). En réalité, c’est la « famille » qui arrive largement en tête (67%). Il y a surtout l’idée de retourner à la base, dans un cocon avec une habitation dans un petit village hors des grands pôles, ou encore la recherche d’une sécurité de l’emploi. Un repli qui peut, en extrapolant, aboutir à un rejet des mutations de la société, voire de « l’autre ».
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